CHAPITRE III

Chaque après-midi, le héron revenait au jardin. Il planait au-dessus du mur comme un fantôme gris, se repliait de façon invraisemblable et venait se planter dans la pièce d’eau, immobile comme une statue de Jizo. Les carpes rouge et or que sire Otori prenait plaisir à nourrir étaient trop grosses pour lui, mais il restait en faction sans se lasser, jusqu’au moment où une quelconque créature infortunée oubliait sa présence et se hasardait à bouger dans l’eau. Le héron frappait si vite que l’œil n’avait pas le temps de le suivre, et il se redressait avec une petite proie gigotante au bout du bec avant de reprendre son vol. Ses premiers battements d’ailes étaient aussi bruyants qu’un éventail manié d’une main brusque, mais il s’éloignait ensuite aussi silencieusement qu’il était apparu.

Les journées étaient encore brûlantes, baignées dans la chaleur langoureuse de l’automne qu’on a envie à la fois de fuir et de retenir, sachant que cette ardeur cruelle sera la plus dure à supporter mais aussi la dernière de l’année.

Cela faisait un mois que je me trouvais dans la maison de sire Otori. À Hagi, la moisson du riz était terminée et la paille séchait dans les champs ou sur des châssis installés autour des fermés. Les lys rouges de l’automne se flétrissaient. Les kakis brillaient d’un éclat doré dans le feuillage devenu cassant des plaqueminiers, et des bogues épineuses de châtaignes jonchaient les chemins et les allées en laissant s’échapper leur fruit lustré. La pleine lune allait et venait dans le ciel automnal. Chiyo confectionnait des gâteaux avec des châtaignes, du riz ou des mandarines qu’elle déposait sur l’autel du jardin, et je me demandais si quelqu’un faisait la même chose dans mon village.

Les petites servantes cueillaient les dernières fleurs des champs. Le trèfle sauvage, l’œillet des bois et le millepertuis prenaient place dans des seaux à proximité de la cuisine et des cabinets, afin que leur parfum masque les relents de nourriture et d’ordure, les cycles de la vie humaine.

Mon état de demeuré, incapable de parler, se prolongeait. Je suppose que c’était ma façon de prendre le deuil. Le clan des Otori était en deuil, lui aussi. Il pleurait non seulement le frère de sire Otori, mais aussi sa mère, qui avait succombé à la peste durant l’été. Chiyo me raconta l’histoire de la famille. Shigeru, le fils aîné, avait participé au côté de son père à la bataille de Yaehagara et s’était violemment opposé à la décision de se soumettre aux Tohan. Les termes de la reddition lui avaient interdit de prendre la tête du clan à la mort de son père. C’étaient ses oncles, Shoichi et Masahiro, qui avaient succédé à son père après avoir été désignés par Iida.

— Iida Sadamu hait Shigeru plus que n’importe qui sur cette terre, dit Chiyo. Il est jaloux de lui, et il le craint.

En tant qu’héritier légitime du clan, Shigeru n’était pas moins encombrant aux yeux de ses oncles. Officiellement, il s’était retiré de la scène politique pour se consacrer à ses terres où il essayait de nouvelles techniques, expérimentait des cultures différentes. Il s’était marié jeune, mais son épouse avait péri deux ans plus tard en accouchant d’un enfant mort-né.

Sa vie me semblait une longue suite de souffrances, cependant il n’en laissait rien paraître et, sans les récits de Chiyo, je n’en aurais rien su. Je passais la plus grande partie du jour avec lui, le suivant comme un chien, et ne le quittais que pour étudier avec Ichiro.

C’étaient des jours d’attente. Ichiro s’efforçait de m’apprendre à lire et à écrire, malgré mon absence de don et mon manque de mémoire qui le rendaient furieux. Il continuait également les démarches pour mon adoption, à contrecœur. Les chefs du clan s’y opposaient : sire Shigeru aurait dû se remarier, il était encore jeune, la mort de sa mère était trop récente. Les objections semblaient sans fin. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’Ichiro les approuvait pour la plupart, et je les trouvais moi-même parfaitement valables. Je travaillais dur pour m’instruire car je ne voulais pas décevoir le seigneur, mais en moi-même je ne croyais pas vraiment en la solidité de ma situation.

Habituellement, sire Shigeru m’envoyait chercher en fin d’après-midi, et nous restions assis devant la fenêtre à contempler le jardin. Il ne parlait pas beaucoup, mais il m’observait quand il croyait que je ne faisais pas attention. Je sentais qu’il attendait quelque chose : que je parle, que je lui envoie un signal – mais de quoi ? Je ne comprenais pas ce qu’il voulait, et cela m’emplissait d’une anxiété qui aggravait encore ma certitude de le décevoir et mon incapacité à apprendre. Un après-midi, Ichiro monta nous rejoindre pour se plaindre une nouvelle fois de moi. Ce jour-là, je l’avais exaspéré au point qu’il m’avait battu. J’étais en train de bouder dans un coin de la salle, où je m’occupais à soigner mes bleus et à tracer du bout du doigt sur les nattes le dessin des caractères que je venais d’apprendre, dans un effort désespéré pour les mémoriser.

— Vous avez fait une erreur, dit Ichiro. Personne n’aura une moins bonne opinion de vous si vous l’admettez. La mort de votre frère explique assez votre attitude. Renvoyez ce garçon à son village, et vivez votre vie.

Il me sembla qu’il disait en fait : « Et laissez-moi vivre la mienne. » Il ne cessait de me rappeler les sacrifices auxquels il consentait en essayant de m’éduquer.

— Vous ne pouvez pas créer un nouveau sire Takeshi, ajouta-t-il d’une voix un peu plus douce. Il était le produit de longues années de formation, sans oublier le sang illustre qui coulait dans ses veines.

Je redoutais qu’Ichiro ne parvienne à ses fins. Chiyo et lui étaient unis à sire Shigeru par des liens de reconnaissance et de devoir qui engageaient leur maître autant qu’eux. J’avais cru que le seigneur régnait sans partage sur la maisonnée, mais en réalité Ichiro disposait de son propre pouvoir et savait fort bien s’en servir. Sans compter que de leur côté, les oncles de sire Shigeru étaient en mesure de l’influencer. Il ne pouvait se dispenser d’obéir aux ordres du clan. Aucune raison ne le forçait à me garder, et jamais il ne recevrait l’autorisation de m’adopter.

— Regardez ce héron, Ichiro, dit sire Shigeru. Vous voyez comme il est patient, comme il reste immobile le temps qu’il faut pour obtenir ce qu’il désire. J’ai en moi la même patience, et elle est loin d’être épuisée.

Ichiro pinça les lèvres en arborant son expression favorite de dégoût, comme s’il venait de mordre dans une prune acide. À cet instant, le héron embrocha sa proie et s’envola dans un grand bruissement d’ailes.

J’entendais les cris aigus qui annonçaient comme chaque soir l’arrivée des chauves-souris. Je levai la tête pour voir deux d’entre elles s’abattre sur le jardin. Tandis qu’Ichiro continuait ses récriminations, auxquelles le seigneur répondait brièvement, j’épiais les rumeurs de la nuit qui approchait. Mon ouïe s’affinait de jour en jour. Je commençais à m’y accoutumer, à apprendre à filtrer les sons que je n’avais pas besoin d’écouter, à cacher aux autres que j’entendais tout ce qui se passait dans la maison. Personne ne savait que je pouvais surprendre tous leurs secrets.

J’entendais maintenant le sifflement de l’eau chaude du bain qu’on préparait, le cliquetis des plats dans la cuisine, le glissement léger du couteau de la cuisinière. Je surprenais une servante marchant dehors sur les planches dans ses socques silencieuses, un cheval piétinant et hennissant dans les écuries, une chatte qui nourrissait quatre petits et ne cessait de pousser des cris affamés, un chien aboyant deux rues plus loin, des sabots claquant sur les ponts de bois des canaux, les cloches des temples du Tolcoji et du Daishoin. Je connaissais le chant de la maison, de nuit comme de jour, au soleil et sous la pluie. Ce soir-là, je me rendis compte que j’épiais encore autre chose. J’attendais. Quoi ? Chaque nuit, avant de m’endormir, mon esprit me rejouait la scène au milieu des montagnes, où un homme était décapité sous mes yeux, où l’homme-loup agrippait le moignon de son bras. Je revoyais aussi Iida Sadamu mordant la poussière, et les cadavres de mon beau-père et d’Isao. Attendais-je qu’Iida et l’homme-loup me rattrapent ? Ou escomptais-je l’heure de la vengeance ?

Il m’arrivait encore d’essayer de prier à la façon des Invisibles, et cette nuit-là je priais pour qu’il me soit donné de reconnaître la voie où m’engager. Je ne parvenais pas à dormir. L’air était lourd et immobile, la lune décroissante se cachait derrière d’épais nuages. Les insectes nocturnes faisaient un tapage frénétique. J’entendais le bruit de ventouse des pattes du gecko qui parcourait le plafond pour les chasser. Ichiro et sire Shigeru dormaient tous deux à poings fermés. Le vieillard ronflait. Je ne voulais pas quitter cette maison que j’avais fini par aimer avec passion, mais j’avais l’impression de n’y être qu’une source de problèmes. Peut-être aurait-il mieux valu pour tout le monde que je disparaisse dans la nuit sans autre forme de procès.

Mais que ferais-je, sans véritable projet de fuite ? Comment pourrais-je survivre ? Je me demandai soudain s’il me serait possible de sortir de la maison sans attirer l’attention des chiens et des gardes. Ce fut alors que je me mis consciemment à écouter les chiens. D’ordinaire, je les entendais aboyer à intervalles réguliers tout au long de la nuit, mais j’avais appris à distinguer cette rumeur familière et à l’ignorer plus ou moins. Cette fois je la guettai, mais n’entendis rien. Je commençai alors à épier les gardes : un pas lourd résonnant sur la pierre, le cliquetis d’une épée, une conversation à voix basse. Rien. Il manquait aux bruits habituels de la nuit une série de sons qui auraient dû parvenir à mes oreilles.

J’étais complètement éveillé, désormais, et m’efforçais d’entendre ce qui se passait au-dessus des eaux du jardin. Il n’avait pas plu depuis la nouvelle lune, et le torrent et le fleuve étaient au plus bas.

J’entendis un bruit presque imperceptible, à peine plus qu’un frémissement, entre la fenêtre et le sol.

Je crus un instant que la terre tremblait, comme si souvent dans le pays du Milieu. Puis il y eut une autre secousse très légère, puis une autre.

Quelqu’un était en train d’escalader le mur de la maison.

Ma première impulsion fut de crier, mais l’instinct de la ruse l’emporta. Mes appels auraient certes réveillé la maisonnée, mais en alertant du même coup l’intrus. Je me levai de ma natte et m’approchai à pas de loup de sire Shigeru. Mes pieds connaissaient le parquet et prévoyaient jusqu’au moindre craquement de la vieille demeure. Je m’agenouillai près du dormeur et lui chuchotai à l’oreille, comme si je n’avais jamais perdu la faculté de parler :

— Sire Otori, il y a quelqu’un dehors.

Il se réveilla sur-le-champ, me regarda fixement un instant puis saisit le sabre et le couteau qu’il gardait à portée de la main. Je fis un geste en direction de la fenêtre. De nouveau le tremblement étouffé se fit entendre, comme si une masse se déplaçait presque imperceptiblement sur le côté de la maison.

Sire Shigeru me passa le couteau et se dirigea vers le mur. Il me sourit en me faisant signe de me poster à l’autre extrémité de la fenêtre. Nous attendîmes l’instant où l’assassin s’introduirait dans la pièce.

Il grimpait posément, avec une lenteur furtive, comme s’il avait tout son temps, assuré qu’il était que rien ne pouvait le trahir. Nous l’attendions avec non moins de patience, presque comme deux garçons en train de jouer à cache-cache dans une grange.

Mais l’homme n’avait pas envie de jouer. Il s’immobilisa sur le rebord de la fenêtre pour sortir la cordelette préparée à notre intention, puis il entra. Sire Shigeru lui bondit à la gorge. Avec l’agilité d’une anguille, l’intrus recula en se débattant. Je me précipitai sur lui, mais en moins de temps qu’il n’en faut pour dire couteau – sans même parler de s’en servir –, nous tombâmes tous trois dans le jardin comme une mêlée de chats furieux.

L’homme tomba le premier et échoua dans le ruisseau, en heurtant de la tête un rocher. Sire Shigeru atterrit sur ses pieds. Quant à moi, ma chute fut amortie par un arbuste. Le souffle coupé, je lâchai le couteau. Je jouai des pieds et des mains pour le ramasser, mais ce n’était pas la peine. L’intrus tenta de se relever en gémissant, mais s’effondra de nouveau dans l’eau. Son corps émergea un instant du torrent dont les flots, dans un tourbillon soudain, finirent par le recouvrir. Sire Shigeru le souleva en le giflant et en lui criant :

— Qui ? Qui t’a payé ? D’où viens-tu ?

L’homme se contenta de gémir de plus belle, en poussant des halètements rauques.

— Va chercher de la lumière, me lança sire Shigeru.

Je pensais trouver la maisonnée en émoi, mais l’escarmouche avait été si rapide et silencieuse que tout le monde dormait encore. Dégoulinant d’eau et de feuilles, je courus à la chambre des servantes.

— Chiyo ! m’écriai-je. Apportez des lampes, réveillez les hommes !

— Qui est-ce ? répondit-elle à moitié endormie, n’ayant jamais entendu le son de ma voix.

— C’est moi, Takeo ! Il faut vous lever ! Quelqu’un a essayé d’assassiner sire Shigeru !

Je saisis une lampe qui brûlait encore sur son support et l’emportai dans le jardin.

L’homme avait perdu conscience. Debout à côté de lui, sire Shigeru l’observait. L’intrus portait des vêtements noirs, sans trace d’écusson ou de signe distinctif. Il était de taille moyenne, sa carrure n’avait rien d’exceptionnel, ses cheveux étaient courts. Rien en lui ne pouvait attirer l’attention.

Nous entendîmes dans notre dos la clameur des gens de la maison tirés de leur sommeil. Des cris s’élevèrent quand on découvrit les corps de deux gardes étranglés et de trois chiens empoisonnés.

Ichiro sortit, pâle et tremblant.

— Qui a pu oser ? s’exclama-t-il. Dans votre propre maison, au cœur de Hagi ! C’est une insulte pour le clan tout entier !

— À moins que le clan lui-même ne soit à l’origine de cette tentative, répliqua sire Shigeru d’une voix tranquille.

— Il est plus probable qu’Iida en soit l’instigateur, dit Ichiro.

Apercevant le couteau dans ma main, il s’en empara. Il découpa le vêtement noir de la nuque à la taille, de façon à mettre à nu le dos de l’assassin. Une cicatrice hideuse marquait l’emplacement sur l’omoplate d’un ancien coup d’épée, et un motif délicat était tatoué le long de l’épine dorsale. Il ondula comme un serpent à la lueur de la lampe.

— C’est un tueur à gages, murmura sire Shigeru. Il appartient à la Tribu. N’importe qui peut avoir payé ses services.

— Alors c’est certainement un coup d’Iida ! Il doit savoir que vous hébergez le garçon. Allez-vous enfin vous débarrasser de lui, maintenant ?

— Sans le garçon en question, l’assassin serait parvenu à ses fins, rétorqua le seigneur. C’est lui qui m’a réveillé à temps… Il a parlé ! s’écria-t-il soudain en se rendant compte de la situation. Il m’a parlé à l’oreille pour me réveiller !

Cette nouvelle laissa Ichiro de marbre.

— Vous est-il venu à l’esprit que le tueur visait peut-être ce gamin, et non vous ?

— Sire Otori, dis-je d’une voix enrouée par des semaines de mutisme. Depuis que vous m’avez rencontré, ma présence ne fait que vous mettre en danger. Laissez-moi partir, renvoyez-moi enfin.

Mais au moment même où je prononçais ces mots, je sus qu’il ne le ferait pas. J’avais sauvé sa vie, maintenant, comme lui avait sauvé la mienne. Le lien qui nous unissait était plus fort que jamais.

En m’entendant, Ichiro hocha la tête avec approbation, mais Chiyo intervint :

— Pardonnez-moi, sire Shigeru. Ce n’est pas mon affaire et je sais que je ne suis qu’une vieille femme sans cervelle. Mais il n’est pas vrai que Takeo n’ait fait que vous mettre en danger. Avant que vous ne reveniez avec lui, vous étiez à moitié fou de chagrin. Maintenant, vous vous êtes remis. Il vous a apporté de la joie et de l’espoir aussi bien que du danger. Et qui peut prétendre avoir du plaisir sans courir de risque ?

— Comment pourrais-je ne pas le savoir mieux que personne ? répliqua sire Shigeru. Nos deux vies sont unies par un lien fatal. Je ne peux lutter contre le destin, Ichiro.

— Peut-être aura-t-il retrouvé son intelligence en même temps que sa langue, conclut Ichiro d’un ton acerbe.

Le tueur mourut sans avoir repris conscience. Il s’avéra qu’il avait dans la bouche une capsule de poison qu’il avait cassée en tombant. Son identité demeura mystérieuse, malgré une foule de rumeurs. Les gardes morts eurent droit à des obsèques solennelles, quant aux chiens ils furent au moins pleurés par moi. Je me demandai quel pacte ils avaient conclu, quelle fidélité ils avaient jurée, pour se retrouver ainsi mêlés aux haines des hommes et le payer de leur vie. Je gardai ces pensées pour moi : il ne manqua pas de chiens pour remplacer les victimes. On en acheta de nouveaux qui furent dressés à n’accepter de nourriture que de la main d’un seul maître, de façon qu’ils ne puissent être empoisonnés. Il ne fut pas non plus difficile de remplacer les hommes, du reste. Sire Shigeru menait une vie simple, avec un petit nombre de serviteurs armés, mais apparemment les hommes du clan Otori prêts à venir le servir étaient si nombreux qu’ils auraient pu aisément former une armée, si tel avait été le désir du seigneur.

L’attentat ne semblait pas l’avoir alarmé ou déprimé en quoi que ce fût. Il paraissait plutôt revigoré par cet épisode, et avoir échappé à la mort n’avait fait qu’aiguiser son goût pour les plaisirs de la vie. Il était sur un nuage, comme après sa rencontre avec dame Maruyama. Ma voix retrouvée et la finesse de mon ouïe le comblaient de joie.

Ichiro avait peut-être raison, à moins qu’il n’ait adouci son attitude à mon égard. En tout cas, à compter de la nuit de la tentative d’assassinat, mon éducation devint plus facile. Les caractères commencèrent peu à peu à me révéler leur sens et à trouver leur place dans ma mémoire. Je finis même par me plaire à leurs dessins divers, fluides comme une eau courante ou solides et ramassés comme des corbeaux perchés sur un arbre en hiver. Même si je ne l’aurais pas admis devant Ichiro, j’éprouvais une profonde jouissance à les tracer.

Ichiro était un maître reconnu, fameux pour la beauté de son écriture et la profondeur de ses connaissances. J’étais vraiment indigne d’avoir un tel professeur. Je n’avais pas l’intelligence d’un étudiant-né, mais ensemble nous découvrîmes que j’étais du moins doué pour imiter. J’étais capable de fournir une copie acceptable d’étudiant, de même que j’étais capable de copier la façon dont Ichiro dessinait avec un mouvement de l’épaule et non du poignet, plein de hardiesse et de concentration. Je savais que je ne faisais que le singer, mais les résultats étaient passables.

Ce fut la même chose quand sire Shigeru m’enseigna le maniement du sabre. Je ne manquais pas de force et d’agilité, j’en avais même sans doute plus qu’on aurait pu l’attendre de ma stature, mais je n’avais pas vécu l’enfance des fils de guerriers, dont les années se passent à pratiquer inlassablement l’escrime, le tir à l’arc et l’équitation. Je savais que je ne pourrais jamais les rattraper.

J’appris sans trop de peine à monter. En observant sire Shigeru et les autres hommes, je me rendis compte que c’était surtout une question d’équilibre. Je me contentai de les imiter, et le cheval réagit favorablement. Je compris également que ma monture était encore plus timide et nerveuse que moi. Dans son propre intérêt, je devais me comporter comme un seigneur, dissimuler mes émotions et feindre une assurance sans faille. De cette façon, l’animal se détendait et se montrait satisfait.

On me donna un cheval gris pâle, à la crinière et à la queue noires. Il s’appelait Raku, et nous nous entendions à merveille. Si je ne parvins pas à prendre goût au tir à l’arc, je mis de nouveau à profit mon don d’imitateur pour manier le sabre en copiant sire Shigeru et arriver ainsi à des résultats corrects. Je reçus un long sabre que je portais glissé dans la large ceinture de mon nouvel habit, comme n’importe quel guerrier. Mais malgré le sabre et l’habit, j’avais conscience de n’être qu’une contrefaçon.

Les semaines passaient. Les domestiques finirent par accepter l’idée que sire Otori entendait m’adopter, et petit à petit ils changèrent d’attitude à mon égard. Ils me gâtaient, me taquinaient et me grondaient tour à tour. Entre l’apprentissage intellectuel et l’entraînement physique, mon temps libre était limité. Je n’étais pas censé sortir tout seul, mais j’avais gardé ma passion pour le vagabondage et profitais de la moindre occasion pour m’échapper et partir à la découverte de la ville de Hagi. J’aimais descendre les ruelles menant au port, où le château à l’ouest et l’ancien cratère volcanique à l’est semblaient tenir la baie dans leurs mains comme une coupe. Je contemplais la mer et songeais à toutes les contrées mythiques s’étendant au-delà de l’horizon, plein d’envie pour les matelots et les pêcheurs.

J’étais particulièrement attiré par un bateau où travaillait un garçon de mon âge. Je savais qu’il s’appelait Terada Fumio. Son père appartenait à une famille de guerriers de rang inférieur, qui avait choisi de pratiquer le commerce et la pêche plutôt que de mourir de faim. Chiyo savait tout d’eux, et c’était elle qui m’avait mis au courant de ces détails. J’éprouvais une immense admiration pour Fumio. Il s’était déjà rendu sur le continent, il était familier de tous les caprices de la mer et des fleuves, alors que moi, à l’époque, je ne savais même pas nager. Au début, nous nous contentâmes de nous saluer de la tête, mais au fil des semaines nous devînmes amis, je montais à bord et nous restions assis à manger des kakis dont nous recrachions les pépins dans la mer. Nous avions de longues conversations d’adolescents. Nous finissions toujours par parler des seigneurs Otori, que les Terada haïssaient pour leur arrogance et leur cupidité. Ils souffraient des taxes toujours plus lourdes que le château leur imposait, ainsi que des restrictions apportées au commerce. Quand nous abordions ces sujets, nous chuchotions, blottis du côté où le bateau regardait le large, car on prétendait que les espions du château étaient partout.

Un jour que j’avais ainsi vagabondé, je me hâtai de rentrer car l’après-midi était déjà avancé. Ichiro avait été requis pour régler un compte avec un marchand et après l’avoir attendu dix minutes, estimant qu’il ne reviendrait plus, j’avais pris la clé-des champs. Le dixième mois touchait à son terme. L’air était frais, imprégné de l’odeur de la paille de riz que les paysans brûlaient. La fumée se déployait sur les champs entre le fleuve et les montagnes, plongeant le paysage dans une lumière d’or et d’argent. Fumio m’avait donné une leçon de natation, et je frissonnais légèrement car mes cheveux étaient humides. Je rêvais à un bain d’eau brûlante et me demandais si je pourrais obtenir de Chiyo un petit encas avant le dîner et si Ichiro serait assez fâché contre moi pour me battre… Tout en songeant, je guettais comme toujours l’instant où je commencerais à entendre dans la rue le chant reconnaissable entre tous de la maison.

Il me sembla entendre un autre son, et dans ma surprise je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil à l’angle du mur, juste avant notre portail. Je crus d’abord qu’il n’y avait personne puis, presque au même instant, j’aperçus un homme accroupi sur ses talons à l’ombre du toit de tuiles.

Je n’étais qu’à quelques pas de lui, de l’autre côté de la rue. Je savais qu’il m’avait vu. Il se leva presque aussitôt, lentement, comme s’il attendait que je l’aborde.

Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi insignifiant. Il ne se distinguait ni par sa taille ni par sa carrure, ses cheveux grisonnaient un peu, son visage était plus pâle que bronzé et ses traits si quelconques qu’il faisait partie de ces gens qu’on n’est jamais sûr de reconnaître. Même en l’observant attentivement, en essayant de le percer à jour, j’eus l’impression que mon regard était incapable de fixer durablement son aspect. Et pourtant, derrière cette banalité presque excessive, je sentais quelque chose de singulier, un je-ne-sais-quoi prompt à se dérober avec adresse dès que je tentais de mettre le doigt dessus.

Il portait des vêtements dont la couleur bleu-gris était fanée, et il semblait sans armes. Il n’avait l’air ni d’un ouvrier, ni d’un marchand, ni d’un guerrier. Je ne parvenais à le ranger dans aucune catégorie, mais un instinct profond en moi m’avertissait qu’il était très dangereux.

En même temps, je me sentais fasciné par lui. Il m’était impossible de passer à côté de lui en faisant comme si de rien n’était. Cependant je restai à l’autre bout de la rue, en cherchant à estimer la distance qui me séparait de la porte, des gardes et des chiens.

Il me salua de la tête en esquissant un sourire qui semblait presque approbateur.

— Bonjour, mon jeune seigneur ! me lança-t-il avec une nuance presque imperceptible de raillerie. Vous avez raison de ne pas vous fier à moi. On m’avait bien dit que vous étiez malin. Mais je ne vous ferai jamais de tort, je vous en donne ma parole.

Je sentais que ses discours étaient aussi traîtres que son apparence, et n’accordai pas grand crédit à sa promesse.

— Je veux causer avec vous, dit-il, ainsi qu’avec Shigeru.

Je fus stupéfait de l’entendre parler du seigneur sur un ton aussi familier.

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Je ne vais pas vous le crier en pleine rue, répliqua-t-il en éclatant de rire. Marchez avec moi jusqu’à la porte, et je vous raconterai.

— Vous allez marcher de votre côté de la rue, et moi du mien, répondis-je en fixant ses mains au cas où il s’apprêterait à saisir une arme cachée. Ensuite, j’irai demander à sire Shigeru s’il consent ou non à vous rencontrer.

L’homme sourit en haussant les épaules et nous nous dirigeâmes séparément vers la porte, lui aussi calme que s’il faisait une petite promenade vespérale, moi avec la nervosité d’un chat avant un orage. Quand nous arrivâmes au portail où les gardes nous accueillirent, il semblait encore plus flétri qu’avant. Il avait tellement l’air d’un vieillard inoffensif que je me sentis presque honteux de ma méfiance.

— Tu es dans le pétrin, Takeo, me dit l’un des gardes. Maître Ichiro t’a cherché pendant une heure !

— Holà, grand-père, s’exclama son compagnon. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tu veux un bol de nouilles, c’est ça ?

Effectivement, le vieil homme paraissait avoir grand besoin d’un repas. Il attendait humblement, sans dire un mot, sur le seuil de la porte.

— Où as-tu ramassé ce débris, Takeo ? Tu as trop bon cœur, c’est le problème avec toi ! Allez, débarrasse-toi de lui !

— J’ai dit que j’allais avertir sire Otori de sa présence, et je n’ai pas l’intention de me dédire, répliquai-je. Mais surveillez le moindre de ses gestes et ne le laissez sous aucun prétexte entrer dans le jardin.

Me tournant vers l’étranger, je lui lançai :

— Attendez ici !

En un éclair, je reçus de lui comme un signal. Il était dangereux, certes, mais j’avais presque l’impression qu’il me laissait apercevoir un aspect de lui-même qu’il dissimulait aux yeux des gardes. Je me demandai si je devais le laisser avec eux. Mais enfin, ils étaient deux, et armés jusqu’aux dents. Ils pourraient sans doute se tirer d’affaire face à un homme seul et âgé…

Je traversai le jardin à toutes jambes, enlevai en hâte mes sandales et grimpai l’escalier quatre à quatre. Sire Shigeru était assis dans la salle du haut, perdu dans la contemplation du jardin.

— Takeo, dit-il, je me disais qu’un pavillon du thé au bout du jardin serait parfait.

— Sire…

Je m’interrompis brutalement, pétrifié à la vue d’une silhouette bougeant dans le jardin. Elle s’immobilisa, et je crus d’abord que c’était le héron tant elle était grise et impassible. Puis je reconnus l’homme que j’avais laissé à la porte.

— Que se passe-t-il ? demanda le seigneur en voyant mon visage.

J’étais terrifié à l’idée qu’une nouvelle tentative d’assassinat allait avoir lieu.

— Il y a un étranger dans le jardin, criai-je. Tenez-le à l’œil !

Puis je me mis à trembler pour les gardes. Je dévalai l’escalier et courus hors de la maison. Quand j’arrivai au portail, mon cœur battait à tout rompre. Les chiens étaient indemnes. En me voyant, ils frétillèrent en remuant la queue. Je poussai des cris, et les hommes sortirent de leur pavillon en arborant une mine stupéfaite.

— Il y a le feu, Takeo ?

— Vous l’avez laissé rentrer ! hurlais-je avec fureur. Le vieillard, il est dans le jardin.

— Mais non, il est dans la rue, il n’a pas bougé depuis ton départ.

Je suivis des yeux le geste du garde, et l’espace d’un instant je m’y trompai, moi aussi. Je crus vraiment le voir, assis dehors à l’ombre du toit de tuiles, humble, patient et inoffensif. Puis le mirage se dissipa. La rue était vide.

— Imbéciles ! m’exclamai-je. Ne vous avais-je pas prévenus qu’il était dangereux ? Vous n’êtes que des incapables ! Et vous prétendez appartenir au clan des Otori ? Retournez à vos fermes et gardez vos basses-cours ! Je vous souhaite que les renards dévorent jusqu’à votre dernière poule.

Ils me regardèrent bouche bée. Je crois que personne dans cette maison ne m’avait jamais entendu aligner autant de mots à la fois. Ma rage était d’autant plus grande que je me sentais responsable d’eux. Mais il fallait qu’ils m’obéissent. Je ne pouvais les protéger qu’à ce prix.

— Vous avez de la chance d’être encore vivants, lançai-je en tirant mon sabre de ma ceinture avant de repartir en courant à la recherche de l’intrus.

Il avait disparu du jardin, et je commençais à me demander si je n’avais pas été victime d’un autre mirage quand j’entendis des voix en provenance de la salle du haut. Sire Shigeru m’appela par mon nom. Loin de sembler en danger, il avait l’air très gai. Quand j’entrai dans la salle et m’inclinai, l’étranger était assis à côté de lui comme un vieil ami et ils riaient de concert. Son hôte paraissait avoir rajeuni. Il ne devait avoir que quelques années de plus que sire Shigeru, et son visage était maintenant ouvert et chaleureux.

— Et il n’a pas voulu marcher du même côté de la rue que vous ? dit le seigneur.

— Exactement, et il a exigé que j’attende dehors.

Ils éclatèrent d’un rire tonitruant en tapant sur les nattes du plat de la main.

— Soit dit en passant, Shigeru, vos gardes auraient besoin d’un sérieux entraînement. Takeo avait raison d’être furieux contre eux.

— Il a eu raison de bout en bout, dit sire Shigeru avec une pointe de fierté dans la voix.

— C’est une perle rare. Chez un garçon comme lui, le talent est inné, non acquis. Il est évident qu’il appartient à la Tribu. Assieds-toi, Takeo, que je puisse te regarder.

Je relevai mon front qui touchait le sol, et m’assis sur les talons. J’avais le visage en feu. Il me semblait que l’homme avait fini par me piéger. Il resta silencieux, se contentant de m’observer tranquillement. Sire Shigeru me dit :

— Voici Muto Kenji, un vieil ami à moi.

— Sire Muto.

Je me montrai poli mais froid, décidé à garder mes sentiments pour moi.

— Inutile de me donner du sire, dit Kenji. Je ne suis pas un seigneur, bien que j’en compte quelques-uns parmi mes amis.

Il se pencha vers moi.

— Montre-moi tes mains.

Il les prit l’une après l’autre, en examinant le dos et la paume.

— Nous trouvons qu’il ressemble à Takeshi, dit sire Shigeru.

— Oui… Il a quelque chose des Otori.

Kenji se redressa et tourna de nouveau les yeux vers le jardin. Toute couleur s’en était retirée, seuls les érables rougeoyaient encore.

— J’ai été désolé d’apprendre la perte que vous avez subie.

— J’ai cru que toute envie de vivre m’avait quitté, murmura sire Shigeru. Mais au fil des semaines, je découvre que je me suis trompé. Je ne suis pas fait pour le désespoir.

— Certes non, approuva Kenji avec affection.

Ils regardèrent tous deux par les fenêtres ouvertes. Le froid de l’automne se faisait sentir, une rafale de vent secoua les érables et des feuilles tombèrent dans le torrent en jetant un dernier éclat d’un rouge assombri avant d’être emportées par le courant et de disparaître dans le fleuve.

Je songeai avec nostalgie à un bain brûlant, et frissonnai.

Kenji rompit le silence :

— Pourquoi ce garçon qui ressemble à Takeshi mais appartient manifestement à la Tribu vit-il chez vous, Shigeru ?

— Pourquoi avez-vous fait tout ce chemin pour me poser cette question ? répondit le seigneur en esquissant un sourire.

— Je ne vois aucun inconvénient à vous le dire. Le bruit a couru qu’un intrus a tenté de s’introduire dans votre maison. À la suite de quoi, un des assassins les plus dangereux des Trois Pays a péri.

— Nous avons tenté de garder ces faits secrets, dit sire Shigeru.

— Découvrir ce genre de secrets fait partie de notre métier. Que fabriquait Shintaro dans votre maison ?

— Il voulait probablement me tuer. Mais c’était donc bien Shintaro… Je le soupçonnais, mais nous n’avions pas de preuve.

Il fit une pause puis ajouta :

— Quelqu’un doit vraiment avoir envie de me voir mort. Est-ce Iida qui l’avait engagé ?

— Il avait travaillé un moment pour les Tohan. Mais je ne crois pas qu’Iida soit du genre à vous faire assassiner en secret. Au dire de chacun, il rêverait plutôt d’assister en personne à l’événement. Qui d’autre peut vouloir votre mort ?

— Je peux encore penser à une ou deux personnes, répondit le seigneur.

— Il était difficile d’admettre que Shintaro ait pu échouer, poursuivit Kenji. Nous devions absolument savoir qui était ce garçon. Où l’avez-vous déniché ?

— Quel bruit avez-vous entendu à ce sujet ? riposta sire Shigeru sans se départir de son sourire.

— Tout d’abord, bien sûr, la version officielle : ce serait un parent éloigné de votre mère. Les esprits superstitieux estiment que vous avez perdu la tête et croyez que votre frère est revenu à vous sous la forme de ce garçon. Les cyniques pensent qu’il est votre fils, né de vos amours avec une paysanne quelconque des contrées orientales.

Sire Shigeru éclata de rire.

— Je n’ai même pas le double de son âge. Il aurait fallu que je l’engendre à douze ans. Non, ce n’est pas mon fils.

— C’est évident, et malgré son apparence, je ne crois pas qu’il soit un parent ni un revenant. De toute façon, il est clair qu’il appartient à la Tribu. Où l’avez-vous trouvé ?

Haruka, une des servantes, entra et alluma les lampes. Un gros papillon de nuit bleu-vert s’introduisit aussitôt dans la pièce et voleta avec affolement devant la flamme. Je me levai et le pris dans ma main, où je sentis le battement de ses ailes poudreuses contre ma paume. Je le relâchai dans la nuit, et pris soin de fermer les écrans avant de me rasseoir.

Sire Shigeru ne répondit pas à la question de Kenji, et Haruka revint avec le plateau du thé. Kenji ne semblait ni fâché ni déçu. Il admira les bols, de simples produits de l’artisanat local, d’un rose pâle. Puis il but sans autre commentaire, mais en me regardant avec insistance.

Pour finir, il m’interrogea directement.

— Dis-moi, Takeo, avais-tu coutume dans ton enfance d’enlever leur coquille à des escargots vivants ou d’arracher les pinces des crabes ?

Je ne comprenais pas où il voulait en venir.

— Peut-être, répondis-je en faisant semblant de boire quoique mon bol fût vide.

— Tu le faisais ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Ma mère me disait que c’était cruel.

— C’est bien ce que je pensais.

Une ombre de tristesse avait assombri sa voix, comme s’il me plaignait.

 Je comprends que vous ayez tenté de me cacher la vérité, Shigeru. Je sentais une douceur dans ce garçon, une aversion pour la cruauté. Il a été élevé chez les Invisibles.

— Est-ce à ce point évident ? demanda sire Shigeru.

— Seulement pour moi.

Kenji resta assis en tailleur, en plissant les yeux d’un air concentré, un bras sur son genou.

— Je crois que je connais son identité.

Le seigneur soupira et son visage prit une expression tranquille et circonspecte.

— Alors vous feriez mieux de nous mettre au courant.

— Il a toutes les marques distinctives d’un Kikuta : les longs doigts, la ligne droite traversant la paume, l’ouïe fine. Elle se développe soudainement, au moment de la puberté, et s’accompagne d’une perte de la faculté de parler. Il s’agit d’un phénomène le plus souvent temporaire, parfois permanent…

— Vous racontez des histoires ! m’écriai-je, incapable de me taire plus longtemps.

En fait, je me sentais gagné par une sorte d’horreur. J’ignorais tout de la Tribu, en dehors du fait que l’assassin en faisait partie, mais il me semblait que Muto Kenji m’ouvrait une porte sur des ténèbres où je redoutais de m’avancer.

Sire Shigeru secoua la tête.

— Laisse-le parler. La question est d’importance.

Kenji se pencha en avant et s’adressa directement à moi :

— Je vais te dire qui est ton père.

Le seigneur observa sèchement :

— Vous feriez mieux de commencer par la Tribu. Takeo ne sait pas ce que vous voulez dire quand vous affirmez qu’il est manifestement un Kikuta.

— Vraiment ? s’exclama Kenji d’un air incrédule. Enfin, j’imagine que je ne devrais pas être surpris, puisqu’il a été élevé chez les Invisibles. Je vais donc prendre les choses par le commencement. Les cinq familles de la Tribu ont toujours existé. Elles étaient là bien avant les seigneurs et les clans. Leurs origines remontent à une époque où la magie avait plus de poids que la force des armes et où les dieux cheminaient encore sur la terre. Avec l’avènement des clans, quand les hommes conclurent des pactes d’allégeance fondés sur la puissance, la Tribu ne rejoignit aucun d’entre eux. Pour préserver leurs dons, ses membres prirent la route et se firent voyageurs, acteurs et acrobates, colporteurs et magiciens.

— Ce fut du moins le cas au début, l’interrompit sire Shigeru. Mais beaucoup se sont également adonnés au commerce, et ont amassé une fortune et une influence considérables.

Se tournant vers moi, il ajouta :

— Kenji lui-même est un brillant homme d’affaires, spécialisé dans les dérivés du soja et le prêt bancaire.

— Nous vivons une époque corrompue, soupira Kenji. Comme disent les prêtres, nous sommes arrivés aux derniers jours de la loi. Je parlais d’un temps plus ancien. De nos jours, c’est vrai, nous en sommes venus à faire des affaires. Il nous arrive de nous mettre au service de tel ou tel clan et d’arborer son emblème, à moins que nous ne travaillions pour ceux qui se sont montrés nos amis, comme sire Otori Shigeru. Mais quoi que nous ayons pu devenir, nous sauvegardons les talents du passé, qui étaient jadis l’apanage de tous les hommes mais qu’ils ont oubliés aujourd’hui.

— Vous étiez dans deux endroits à la fois, m’exclamai-je. Les gardes vous ont vu dehors alors que je vous ai aperçu dans le jardin.

Kenji me fit une révérence ironique.

— Nous avons la faculté de nous dédoubler en laissant derrière nous notre second moi. Nous pouvons devenir invisibles et nous mouvoir si vite que l’œil ne peut nous suivre. L’acuité de la vue et de l’ouïe font également partie de nos dons. La Tribu a su les conserver à force d’abnégation et de travail. Et ce sont des talents que d’autres trouvent utiles, dans ce pays en guerre, et pour lesquels ils sont prêts à payer le prix fort. La plupart des membres de la Tribu deviennent des espions ou des assassins, à un moment ou à un autre de leur vie.

Je m’efforçais désespérément de ne pas trembler. J’avais l’impression que mes veines s’étaient vidées de leur sang. Je me souvins de la façon dont j’avais semblé me dédoubler sous l’épée d’Iida. Et tous les bruits de la maison, du jardin et de la ville résonnaient avec une intensité croissante à mes oreilles.

— Kikuta Isamu, qui d’après moi était votre père, ne faisait pas exception à cette règle. Ses parents étaient cousins, et il unissait en lui les dons les plus remarquables des Kikuta. À trente ans, il était un tueur infaillible. Personne ne sait à combien s’élève le nombre de ses victimes. La plupart semblaient succomber à une mort naturelle, sans qu’on puisse jamais remonter jusqu’à lui. Même par rapport aux autres Kikuta, il se distinguait par son caractère dissimulé. C’était un expert en poisons, avec une prédilection pour certaines plantes de la montagne qui tuent sans laisser de trace.

« Il se rendit ainsi un jour dans les montagnes de l’Est – vous devinez à quelle région je fais allusion –, à la recherche de plantes nouvelles. Les habitants du village où il logeait étaient des Invisibles. Il semble qu’ils lui aient parlé du dieu secret, du commandement interdisant de tuer, du jugement qui nous attend dans l’au-delà : tout cela vous est familier, je n’ai pas besoin d’insister. Dans ces montagnes isolées, loin des querelles des clans, Isamu fit le bilan de sa vie. Peut-être fut-il envahi par le remords, peut-être entendit-il les cris des morts. En tout cas, il renonça à sa vie avec la Tribu et rejoignit le camp des Invisibles.

— Et il a été exécuté ? demanda sire Shigeru du fond des ténèbres de la salle.

— Eh bien, il avait malgré tout enfreint les règles fondamentales de la Tribu. Nous n’aimons pas qu’on renonce à nous de cette manière, surtout quand il s’agit de perdre un sujet aux talents aussi éminents. De tels dons ne sont que trop rares de nos jours. Mais pour dire la vérité, j’ignore ce qui lui est arrivé exactement. Je ne savais même pas qu’il avait un fils. Takeo, ou quel que soit son nom réel, a dû naître après la mort de son père.

— Qui l’a tué ? demandai-je, la bouche sèche.

— Qui sait ? Il avait de nombreux ennemis, et l’un d’eux est passé à l’acte. Bien entendu, personne n’aurait pu s’approcher de lui s’il n’avait fait le vœu de ne plus jamais tuer.

Il y eut un long silence. En dehors du faible halo de lumière de la lampe rougeoyante, la salle était presque entièrement plongée dans l’obscurité. Je ne pouvais voir les visages des deux hommes, pourtant j’étais certain que Kenji observait le mien.

— Votre mère ne vous l’a jamais dit ? finit-il par demander.

Je secouai la tête. Les Invisibles gardent le silence sur tant de choses, qu’ils tiennent secrètes même entre eux. Il est impossible de révéler sous la torture ce qu’on ne connaît pas. Si l’on ignore le secret de son frère, on ne peut le trahir.

Kenji se mit à rire.

— Avouez, Shigeru, que vous n’aviez aucune idée de qui vous introduisiez dans votre maisonnée – un garçon chez qui sommeille le don immense des Kikuta !

Sire Shigeru ne répondit pas, mais comme il se penchait dans le halo de la lampe je vis qu’un sourire éclairait son visage allègre et sincère. Je fus saisi par le contraste entre les deux hommes : le seigneur si ouvert, et Kenji si retors et astucieux.

— J’ai besoin de savoir comment c’est arrivé. Il ne s’agit pas d’une curiosité futile, Shigeru. Il faut que vous me le disiez.

La voix de Kenji était pressante.

J’entendais Chiyo s’affairer dans l’escalier. Sire Shigeru déclara :

— C’est l’heure de prendre un bain et de souper. Après le repas, nous reprendrons cette conversation.

« Il ne veut plus de moi dans cette maison, maintenant qu’il sait que je suis le fils d’un assassin. » Ce fut la première pensée qui me vint à l’esprit, tandis que j’étais assis dans l’eau chaude après que les deux hommes plus âgés eurent terminé leurs ablutions. J’entendais leurs voix à l’étage. Ils buvaient du vin, à présent, en évoquant avec indolence des souvenirs du passé. Puis je pensai à mon père que je n’avais jamais connu, et ressentis une tristesse poignante en songeant qu’il n’avait pu échapper à ses origines. Il avait voulu renoncer à tuer, mais l’esprit du meurtre n’avait pas renoncé à lui. Ses longs bras s’étaient déployés et avaient été le chercher jusque dans la solitude de Mino, où des années plus tard Iida devait à son tour venir traquer les Invisibles. Je regardai mes propres doigts, si longs. Était-ce aussi leur vocation ? Étaient-ils faits pour tuer ?

Quel que fût l’héritage que m’avait légué mon père, j’étais également l’enfant de ma mère. Deux fils aussi différents que possible s’entrelaçaient pour tisser mon être, et je sentais leurs exigences divergentes dans mon sang, mes muscles et mes os. Je me rappelai alors la façon dont je m’étais emporté contre les gardes. J’avais conscience d’avoir agi comme si j’étais leur seigneur. Serait-ce là un troisième fil dans mon existence, ou bien sire Shigeru allait-il me renvoyer maintenant qu’il savait qui j’étais ?

Mes pensées devenaient trop douloureuses, trop difficiles à démêler, et du reste Chiyo m’appelait pour le souper. L’eau m’avait réchauffé, du moins, et j’étais affamé.

Ichiro s’était joint à sire Shigeru et Kenji, et les plateaux étaient déjà installés devant eux. Quand j’arrivai, ils discutaient de sujets insignifiants : le temps qu’il faisait, le dessin du jardin, mon peu de talent pour l’étude et, d’une façon générale, ma mauvaise conduite. Ichiro m’en voulait encore pour mon escapade de l’après-midi. Il me semblait que des semaines s’étaient écoulées depuis le moment que j’avais passé avec Fumio à nager dans le fleuve aux eaux glacées d’automne.

Le repas était encore plus exquis que de coutume, mais seul Ichiro le savoura. Kenji avalait en hâte, le seigneur touchait à peine aux plats, quant à moi j’étais partagé entre la faim et l’écœurement, à la fois impatient de voir le souper se terminer et terrifié à cette idée. Ichiro mangeait avec tant d’appétit et de lenteur qu’il me semblait qu’il n’en finirait jamais. À une ou deux reprises, il parut avoir terminé mais se ravisa pour prendre « rien qu’une dernière petite bouchée ». Il se frotta enfin l’estomac en rotant tranquillement. Il allait s’embarquer dans un nouveau discours interminable sur le jardinage quand sire Shigeru lui fit un signe. Après avoir lancé quelques répliques d’adieu et raconté à Kenji une ou deux plaisanteries supplémentaires à mon sujet, il se retira. Haruka et Chiyo vinrent enlever les plats. Lorsque leurs pas se furent éloignés et qu’on n’entendit plus l’écho de leurs voix tandis qu’elles regagnaient la cuisine, Kenji se tourna vers sire Shigeru en tendant dans sa direction sa main ouverte.

— Alors ? dit-il.

J’aurais voulu suivre les femmes. Je n’avais pas envie de rester assis ici pendant que ces deux hommes décideraient de mon destin. Car c’était bien ce qui allait se passer, j’en étais convaincu. Kenji était sans doute venu pour faire valoir d’une manière ou d’une autre les droits de la Tribu sur ma personne. Et sire Shigeru ne serait certainement que trop heureux de se débarrasser de moi, maintenant.

— Je ne sais pas pourquoi vous attachez tant de prix à ces renseignements, Kenji, dit le seigneur. J’ai peine à croire que vous ne soyez pas déjà au courant de toute l’histoire. Si je vous la raconte, je me fie à vous pour ne pas la divulguer. Même dans cette maison, personne ne connaît la vérité en dehors d’Ichiro et de Chiyo.

« Vous aviez raison de supposer que j’ignorais qui je faisais entrer dans ma maisonnée. Tout est arrivé par hasard. La soirée s’avançait et je m’étais plus ou moins égaré. J’espérais pouvoir être hébergé pour la nuit dans le village dont j’appris plus tard qu’il s’appelait Mino. Cela faisait plusieurs semaines que je voyageais seul, après la mort de Takeshi.

— Vous cherchiez une occasion de vous venger ? demanda Kenji d’une voix paisible.

— Vous savez l’état de mes relations avec Iida. Il en est ainsi depuis Yaegahara. Mais je ne pouvais guère m’attendre à tomber sur lui dans ce coin perdu. Seule la plus étrange des coïncidences a mené en ces lieux le même jour les ennemis irréconciliables que nous sommes. J’aurais certainement essayé de tuer Iida si je l’avais rencontré. Mais à sa place, c’est ce gamin qui est venu se jeter en travers de mon chemin.

Il raconta brièvement le massacre, la chute de cheval d’Iida, la fureur des sbires lancés à mes trousses.

— J’ai agi sous l’impulsion du moment. Ces hommes me menaçaient, ils étaient armés. Je me suis défendu.

— Savaient-ils qui vous étiez ?

— C’est peu probable. J’étais en costume de voyage, sans écusson. De plus, la nuit tombait et il pleuvait.

— Mais vous saviez qu’ils étaient des Tohan ?

— Ils m’ont dit qu’Iida en avait après ce garçon. C’était assez pour me donner envie de le protéger.

Kenji lança, comme pour passer à un autre sujet :

— J’ai entendu dire qu’Iida désire conclure une alliance dans les règles avec les Otori.

— C’est exact. Mes oncles sont partisans de faire la paix, quoique le clan lui-même soit divisé.

— Si Iida apprend que le garçon est avec vous, l’alliance est à l’eau.

— Je n’ai pas besoin que vous me disiez ce que je sais déjà, s’écria le seigneur d’une voix où perçait pour la première fois la colère.

— Sire Otori, dit Kenji en s’inclinant à sa manière ironique.

Pendant quelques minutes, personne ne dit mot. Puis Kenji soupira :

— Enfin, les destins décident de nos vies, quels que soient les desseins que nous croyons poursuivre. Qu’importe qui était le commanditaire de Shintaro, le résultat est le même. Moins d’une semaine plus tard, la Tribu connaissait l’existence de Takeo. Je dois vous dire que nous éprouvons pour ce garçon un intérêt avec lequel nous ne transigerons pas.

Je dis d’une voix qui parut faible même à mes propres oreilles :

— Sire Otori a sauvé ma vie et je ne le quitterai pas.

Il allongea le bras et me caressa l’épaule avec une tendresse paternelle.

— Il n’est pas question que je renonce à lui, lança-t-il à Kenji.

— Nous désirons avant tout le garder en vie. Tant qu’il semblera en sûreté ici, il pourra rester. Il y a encore quelque chose qui nous inquiète, cependant. Vous avez tué les Tohan que vous avez rencontrés dans la montagne, n’est-ce pas ?

— Au moins un, répondit sire Shigeru. Peut-être deux.

— Un seul, corrigea Kenji.

Sire Shigeru fronça les sourcils.

— Vous connaissez déjà toutes les réponses. Pourquoi prenez-vous la peine de m’interroger ?

— J’ai besoin de combler certaines lacunes, et de savoir précisément dans quelle mesure vous connaissez la situation.

— Que j’en aie tué un ou deux, quelle importance ?

— L’homme qui a perdu un bras a survécu. Il s’appelle Ando et a fait longtemps partie des confidents les plus intimes d’Iida.

Je me rappelai l’homme au visage de loup qui m’avait traqué sur le sentier, et je ne pus m’empêcher de frissonner.

— Il ignorait qui vous étiez et ne sait pas encore où se trouve Takeo. Mais il est à votre recherche. Iida l’a autorisé à se consacrer à sa vengeance.

— Il me tarde de le rencontrer de nouveau, répliqua sire Shigeru.

Kenji se leva et se mit à arpenter la salle. Quand il se rassit, son visage était ouvert et souriant, comme si nous n’avions fait qu’échanger toute la soirée des plaisanteries et des réflexions sur les jardins.

— C’est bon, dit-il. Maintenant que je sais exactement quel danger court Takeo, je puis entreprendre de le protéger et de lui enseigner comment se protéger lui-même.

Puis il eut un geste qui me stupéfia. Il s’inclina jusqu’à terre devant moi en déclarant :

— Tant que je vivrai, tu seras en sécurité. Je t’en fais le serment.

Je crus d’abord qu’il était ironique, mais je vis comme un masque glisser de son visage, me révélant pour un instant son être véritable. J’avais l’impression de voir Jato s’éveiller à la vie. Puis le masque se remit en place, et Kenji recommença à plaisanter :

— Mais attention, il faudra m’obéir scrupuleusement !

Il me fit un large sourire.

— Je parie qu’Ichiro en a par-dessus la tête de toi. À son âge, il n’est pas normal qu’il soit importuné par des jeunots comme toi. Je vais prendre en main ton éducation. Je serai ton professeur.

Il se drapa dans sa robe avec componction et pinça ses lèvres, redevenant ainsi en un éclair le doux vieillard que j’avais laissé dehors à la porte.

— À condition que sire Otori daigne y consentir, bien entendu.

— Je ne semble guère avoir le choix, dit sire Shigeru en versant du vin, le visage éclairé par son sourire plein de franchise.

Je regardai les deux hommes et fus frappé une fois de plus par le contraste existant entre eux. Il me sembla lire dans les yeux de Kenji quelque chose qui n’était pas exactement du dédain, mais s’en rapprochait. Maintenant que les gens de la Tribu n’ont plus de secret pour moi, je sais que leur faiblesse est l’arrogance. Leurs dons extraordinaires leur montent à la tête et ils sous-estiment ceux de leurs adversaires.

Sur le moment, cependant, le regard de Kenji eut simplement le don de m’irriter.

Les servantes entrèrent peu après pour installer les lits et éteindre les lampes. Je restai longtemps couché à écouter les bruits de la nuit, incapable de trouver le sommeil. Les révélations de la soirée défilaient dans ma tête, se dispersaient, reformaient leurs rangs et repassaient devant moi. Je n’étais plus maître de ma vie. Mais sans sire Shigeru, je serais mort. Si le hasard ne l’avait pas mis sur mon chemin, comme il l’avait dit, au milieu des montagnes…

Était-ce vraiment un hasard ? Tout le monde, même Kenji, acceptait la version du seigneur : tout s’était produit dans l’impulsion du moment, le garçon fuyant à toutes jambes, les hommes menaçants, le combat…

Je revivais toute la scène. Et il me sembla me souvenir d’un instant où le chemin devant moi avait été dégagé. Il y avait un arbre gigantesque, un cèdre, et quelqu’un embusqué derrière avait surgi pour m’attraper – délibérément, pas par hasard. Je pensai à sire Shigeru, et réalisai que j’ignorais presque tout de lui. Chacun le jugeait sur sa bonne mine : un jeune homme impulsif, chaleureux, généreux. Il me semblait posséder vraiment ces qualités, mais je ne pouvais m’empêcher de me demander ce qui se cachait derrière. « Je ne renoncerai pas à lui », avait-il dit. Mais pourquoi voulait-il adopter un membre de la Tribu, le fils d’un assassin ? Je songeai au héron, et à la patience qu’il déployait avant de frapper.

Le ciel s’éclaircit et les coqs se mirent à chanter avant que j’aie trouvé le sommeil.

Les gardes ne se privèrent pas de rire à mes dépens, quand Muto Kenji fut intronisé comme mon professeur.

— Fais attention au vieux, Takeo ! C’est un vrai danger. Il pourrait te transpercer avec son pinceau !

Ils ne semblaient jamais lassés de cette plaisanterie. J’appris à garder le silence. Ils pouvaient bien me prendre pour un imbécile, cela valait toujours mieux que s’ils avaient su la vérité et divulgué partout la véritable identité du vieillard. C’était une leçon précoce pour moi. Moins les gens attachent d’importance à votre personne, plus ils se montrent bavards avec vous ou en votre présence. Je commençais à me demander combien de servantes ou de serviteurs au visage insignifiant, paraissant balourds mais dévoués, appartenaient en réalité à la Tribu et accomplissaient leur œuvre d’intrigue, de ruse et de mort soudaine.

Kenji m’initiait aux arts de la Tribu, mais Ichiro continuait de m’enseigner les us et coutumes des clans. La caste des guerriers était tout le contraire de la Tribu. Ses membres faisaient grand cas de l’admiration et du respect du monde, ainsi que de la réputation et de la position qu’ils pouvaient y acquérir. Je dus apprendre leur histoire, les règles de leur cérémonial et de leur politesse, leur langage particulier. J’étudiai les archives des Otori, remontant les siècles jusqu’à leurs origines à moitié mythiques dans la famille de l’empereur, au point que je finissais par avoir le vertige de tant de noms et de généalogies.

Les jours raccourcissaient, les nuits étaient plus froides. Les premières gelées blanchirent le jardin. Bientôt la neige obstruerait les cols, les tempêtes de l’hiver interdiraient l’accès du port et Hagi serait coupé du monde jusqu’au printemps. Le chant de la maison était différent, désormais, assourdi, tendre et endormi.

Je me sentais pris d’une frénésie d’étude. D’après Kenji, c’était le naturel de la Tribu refaisant surface après des années de négligence. Mon appétit de savoir était sans limite, qu’il s’agît des caractères d’écriture les plus complexes ou des exigences de l’escrime. Dans ces domaines, j’apprenais de bon cœur, mais j’étais plus réticent face aux leçons de Kenji. Même si elles ne me paraissaient pas difficiles – je ne les assimilais que trop aisément –, elles me répugnaient au fond de moi, comme si une partie de moi-même se refusait à devenir ce qu’il voulait que je sois.

— C’est un jeu, me répétait-il souvent. Fais comme si c’était un jeu.

Mais c’était un jeu dont la fin était la mort. Kenji ne s’était pas trompé sur mon caractère. J’avais été élevé dans l’horreur du meurtre, et l’idée de tuer éveillait en moi une aversion profonde.

Il étudiait cet aspect de ma personnalité, non sans malaise. Sire Shigeru et lui parlaient souvent des moyens de m’endurcir.

— Il a tous les dons, sauf celui-là, lui dit un soir Kenji d’un ton déçu. Et cet unique point faible rend ses dons dangereux pour lui.

— On ne sait jamais, répliqua le seigneur. Quand la situation l’exige, on est stupéfait soi-même de se retrouver le sabre à la main, comme s’il était animé d’une volonté propre.

— Vous êtes né ainsi, Shigeru, et toute votre formation a tendu à renforcer cette tendance naturelle en vous. J’ai la conviction que Takeo, lui, hésitera le moment venu.

Sire Shigeru se contenta de pousser un grognement en se rapprochant du brasero et en s’emmitouflant dans ses vêtements. Il avait neigé toute la journée. La neige s’amoncelait, recouvrant d’un manteau blanc chaque arbre, chaque lanterne du jardin. Le ciel s’était éclairci et le gel faisait étinceler le paysage enneigé. Notre haleine se condensait dans l’air quand nous parlions.

Toute la maisonnée dormait en dehors de nous. Nos trois silhouettes se blottissaient autour du brasero, et nous réchauffions nos mains à des coupes de vin chaud. Dans cette ambiance intime, je m’enhardis à demander :

— Sire Otori doit avoir tué beaucoup d’hommes ?

— Je n’ai pas fait le compte, répliqua-t-il. Mais sans doute pas tant que cela, en dehors de Yaegahara. Je n’ai jamais attaqué un homme désarmé, ni tué pour le plaisir, comme d’autres plus dépravés. Plutôt que d’en venir à ce degré de corruption, je préfère que tu restes comme tu es.

Une question me brûlait les lèvres : « Seriez-vous capable de recourir à un assassin pour vous venger ? » Mais je n’osai pas la poser. Il était vrai que je détestais la cruauté et que l’idée de tuer me faisait frémir. Mais chaque jour, j’en apprenais davantage sur le désir de vengeance qui animait Shigeru. Il semblait se communiquer à moi, et nourrir mon propre désir. Cette nuit-là, j’ouvris les écrans aux premières lueurs de l’aube et contemplai le jardin. La lune décroissante et une unique étoile brillaient côte à côte dans le ciel, si bas qu’on avait l’impression qu’elles écoutaient aux portes de la ville endormie. Le froid était coupant.

« Je serais capable de tuer, pensai-je, je pourrais tuer Iida. » Puis je me dis : « Je vais le tuer. J’apprendrai comment faire. »

Quelques jours plus tard, je surpris Kenji et moi-même. J’étais toujours la dupe de sa faculté de se trouver dans deux endroits à la fois. Je voyais le vieillard dans sa robe fanée, assis à me regarder pendant que je m’entraînais à un tour de passe-passe ou à une culbute en arrière. C’est alors que j’entendis dehors sa voix qui m’appelait. Mais cette fois, je sentis ou entendis son souffle, fis un bond dans sa direction, le saisis à la gorge et le renversai par terre avant même d’avoir eu le temps de penser : « Où est-il ? »

Et à ma propre stupéfaction, mes mains se placèrent d’elles-mêmes sur ce point de la nuque où une simple pression sur l’artère entraîne la mort.

Je ne le maintins qu’un instant ainsi terrassé. Je le relâchai et nous nous regardâmes fixement.

— Eh bien, dit-il, voilà qui est mieux !

Je contemplai mes mains aux longs doigts habiles comme si elles appartenaient à un étranger.

Elles avaient encore d’autres talents dont je ne me doutais pas. Pendant que je m’exerçais à écrire avec Ichiro, ma main droite esquissait soudain quelques traits et un oiseau de mes montagnes surgissait sur le papier, prêt à s’envoler, ou je voyais apparaître un visage que je croyais avoir complètement oublié. Ichiro me gratifiait alors d’une taloche, mais ces dessins lui plaisaient et il les montra à sire Shigeru.

Ce dernier fut enchanté, de même que Kenji.

— C’est un trait typique des Kikuta, s’écria-t-il aussi fièrement que s’il l’avait lui-même inventé. Takeo possède ainsi un rôle à jouer, un déguisement parfait. Il est un artiste : à ce titre il peut dessiner dans toutes sortes d’endroits, sans qu’on s’inquiète de ce qu’il peut entendre.

La réaction du seigneur ne fut pas moins pragmatique.

— Dessine l’homme qui a perdu un bras, commanda-t-il.

Le visage de loup sembla jaillir de lui-même sous le pinceau. Sire Shigeru l’observa attentivement.

— Je le reconnaîtrai à l’avenir, marmonna-t-il.

On engagea un professeur de dessin, et mon nouveau caractère se précisa au cours de ces jours d’hiver. Quand arriva la fonte des neiges, Tomasu, le garçon à moitié sauvage qui vagabondait dans la montagne et n’avait d’autres livres que les animaux et les plantes, cet enfant qui était moi avait disparu à jamais. J’étais devenu Takeo, un garçon d’apparence tranquille et douce, un artiste un peu livresque – un déguisement qui dissimulait les oreilles et les yeux auxquels rien n’échappait et le cœur apprenant en secret les leçons de la vengeance.

Je ne savais si ce Takeo existait réellement, ou n’était qu’une construction artificielle, créée pour servir les desseins de la Tribu et ceux des Otori.

Clan Des Otori
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